L’acteur tourne La voix des steppes. Un film qui le mène des immensités Kazakhes à l’église de Bougival. Où Guillaume, son fils, fit son dernier voyage.
Vendredi 15 novembre. 9 h 17. Un froid glacial a saisi la région parisienne depuis quelques jours. Dans une église encombrée de câbles et de projecteurs, emmitouflée dans une doudoune, Natalie Dessay tente de réchauffer sa menue silhouette et sa puissante voix. La soprano joue son propre rôle dans La voix des steppes. Quand Gérard Depardieu lui a parlé de ce projet, elle a dit oui sans hésiter. D’abord on ne refuse rien à Cyrano. Et puis l’histoire de ce jeune garçon à qui l’émotion fait perdre la voix, avant de la retrouver grâce à un chamane kazakh, ne pouvait que la toucher. Savait-elle alors que cette mésaventure était une réalité intime pour l’acteur?
Gérard avait une quinzaine d’années quand sa capacité de parole a fichu le camp. «C’était lié à l’émotivité. J’avais trop d’audition, je n’arrivais plus à émettre. Et quand on a des problèmes d’élocution, tout se bloque, tout se ferme.» Plus tard, le travail avec Alfred Tomatis, qui lui fait écouter des sons, le libérera. «On ne mesure pas l’équilibre qu’apporte la voix, ni ce que les mots justes amènent comme paix, à l’intérieur.»
La voix des steppes est née de là. L’équipe a d’abord tourné six semaines au Kazakhstan, avant de rejoindre la France. Séquence 16. Tout le monde est prêt. Gérard Depardieu campe Anatole, le jeune garçon qui, cinquante ans plus tard, est devenu un acousticien de génie. «Silence! Ça tourne!» Une fois, deux fois, trois fois. Champ, contre-champ. Entre chaque scène, tout le monde se regroupe autour d’un radiateur de fortune. Seul Gérard semble biologiquement immunisé contre la morsure hivernale. En simple veste et chemise, au milieu de l’équipe, il regarde et écoute Natalie Dessay. Spectateur.
Le choix de la soprano s’est d’emblée imposé à lui: «Natalie n’est pas seulement une voix, c’est une nature aussi. C’est un personnage exceptionnel.» Il se tait. Un air peu connu de Lakmé s’élève et un frisson qui n’a rien à voir avec le froid parcourt l’assistance. Du côté de l’abside, le père Guillaume Boidot ne rate rien de l’événement – c’est la première fois qu’un tournage a lieu dans son église, nous confirmera-t-il. Gérard vient à sa rencontre. Entre eux, il est question de Guillaume… «Je l’ai dans mon cœur», lâche l’acteur. Puis il s’éloigne pour répondre à un appel, voire deux, lancer une pique à un assistant, s’ébrouer ou forcer un rire, comme s’il ne voulait surtout pas se laisser glisser dans une émotion qui pourrait le déborder. «Savoir dire “je t’aime”, t’apporte de la paix. Mais quand on est trop émotif, soit on ne parvient pas à le dire, soit on le dit mal, donc trop souvent ou pas assez», confie-t-il un peu plus tard.
Gérard a choisi de tourner dans la ville de Bougival. Dans son église, dans son cimetière, là où Guillaume repose, petite tombe blanche tatouée du Petit Prince de Saint Exupéry. Comme s’il voulait mettre ses mots sur les maux de ce fils qui a si souvent cherché à se mesurer à lui. Comme s’il voulait mettre de la vie, du mouvement, là où tout n’est qu’immobilité. Bien sûr cela n’a échappé à personne. Quand on lui en parle, il biaise, banalise: «Il y a un problème de résonnance dans les églises, ce qui complique les prises de son. Il fallait un endroit où il était possible d’enregistrer. Je savais aussi que le cimetière n’était pas loin. En plus, Guillaume est là… Et puis, je ne sais pas, cette petite église est belle…»
Ces jours-ci sort l’album Post Mortem, écrit et composé par le jeune homme avant de mourir. Bien sûr, il l’a déjà entendu. «Même si les mots sont parfois difficiles, au moins il y a une exigence qui lui ressemble et une poésie, une violence d’amour qui n’est pas banale.» A propos de Marlon, chanson qui évoque les relations entre Brando et sa fille, Cheyenne, et qui accuse ce père «égoïste, ce monstre d’amour noir», il dit simplement: «C’est ce qu’il pense de moi dans cette chanson. Mais moi, je pense à lui. Il y a tellement de malentendus…» «Si vous ne trouvez pas une prière qui vous convienne, inventez-là» disait saint Augustin. Gérard Depardieu a inventé la sienne.